Les flammes qui ont englouti Katmandou n'ont pas seulement réduit en cendres les institutions de l'Etat népalais, elles ont aussi nourri l'imaginaire romantisé de la presse occidentale.
Partie du 9 septembre dernier, l'histoire récente du Népal illustre avec une clarté brutale un paradoxe troublant : la manière dont les médias occidentaux travestissent des soulèvements violents en récits héroïques de « révolutions populaires ». Il ne s'agit pas simplement d'un biais de perception, mais d'une construction narrative systémique, au service d'intérêts géopolitiques précis, souvent au détriment de la stabilité des nations dites « périphériques ». Le géostratège Brahma Chellaney, dans son article intitulé « Le Népal montre comment les médias occidentaux transforment le pouvoir de la foule en pouvoir du peuple », dénonce cette reconfiguration médiatique : une insurrection violente y est présentée comme une croisade étudiante contre la corruption, alors que l'étincelle réelle fut l' interdiction de 26 réseaux sociaux vitaux aux familles dépendantes des envois de fonds - représentant 33 % du PIB.
Le renversement du Premier ministre K.P. Sharma Oli par des foules incendiaires a été glorifié, tandis que l'ancienne juge suprême Sushila Karki, promue à tort au rang de « croisée », dirige désormais un gouvernement intérimaire sans légitimité. Cette romantisation médiatique, déjà observée en 2024 au Bangladesh avec Sheikh Hasina, révèle une logique de représentation profondément asymétrique, où l'anarchie est confondue avec la démocratie et où le chaos devient, dans le regard occidental, le théâtre d'une prétendue émancipation populaire. Si le gouvernement indonésien venait à chuter, les troubles qui secouent le pays depuis plusieurs semaines pourraient bien être requalifiés en une nouvelle « révolution populaire » par les médias.
La romantisation médiatique occidentale : du chaos travesti en démocratie
Sans l'ombre d'aucun doute, l'exemple du Népal illustre une constante : les médias occidentaux transforment des scènes de destruction, de pillage et de lynchage ( au moins trois policiers) en récits romancés de « révolution populaire ». Ce procédé narratif, à la fois sélectif et orienté, consiste à maquiller la violence nihiliste en effervescence démocratique. Ainsi, les émeutes sanglantes de Katmandou - qui ont laissé le Parlement, la Cour suprême et des centaines d'institutions en ruine - ont été glorifiées comme un « soulèvement étudiant contre la corruption ». Mais derrière cette façade, la réalité est tout autre : une société fracturée, un Etat désinstitutionnalisé et une armée qui récupère in fine le pouvoir. Ce travestissement n'est pas accidentel, il répond à une logique occidentale où l'« autre » est perçu comme un terrain d'expérimentation exotique et où la souffrance des peuples devient un spectacle consommé depuis les rédactions de Londres, Washington ou Bruxelles. Le parallèle est plus que jamais ahurissant : lorsque des foules incendient les symboles de l'Etat en Occident - comme lors de l'assaut du Capitole en janvier 2021 - le discours médiatique dénonce une menace fascisante. Mais quand le même scénario se déroule à Katmandou, Dacca ou Jakarta, les mêmes médias parlent de « renaissance démocratique ». Cette dissonance révèle moins une fascination pour la démocratie qu'un mépris latent pour les peuples du Sud, réduits à n'être que des figurants d'un théâtre d'ombres géopolitique.
Les doubles standards comme arme de domination cognitive
Ce qui est en jeu dépasse le récit journalistique : c'est la fabrication d'une hiérarchie des vies et des normes. L'Occident médiatique applique un barème à géométrie variable : le désordre chez lui est une menace existentielle ; le désordre ailleurs devient une curiosité romantique, voire un « progrès ». Cette duplicité n'est pas seulement idéologique, elle est profondément politique. Elle légitime indirectement l'anarchie dans les pays fragiles, justifie les ingérences extérieures, et surtout entretient le récit selon lequel les sociétés non-occidentales seraient incapables de gouvernance stable sans tutelle. La destruction des institutions népalaises n'est pas perçue comme une tragédie nationale, mais comme un épisode palpitant d'une fiction démocratique destinée aux lecteurs du New York Times ou du Guardian. En réduisant l'instabilité à un simple « moment révolutionnaire », les médias occidentaux masquent comme toujours les véritables enjeux : l'effondrement de l'Etat, l'affaiblissement de la souveraineté et la militarisation rampante du pouvoir. Ainsi, le double standard médiatique ne se contente pas d'informer : il oriente, il façonne, il impose une vision où la souffrance des peuples du Sud global devient la matière première d'un récit globalisé.
En filigrane, la tragédie du Népal montre qu'il ne s'agit pas seulement de biais journalistiques, mais d'une stratégie de domination cognitive où l'Occident dicte ce qui doit être perçu comme démocratie, comme anarchie, ou comme révolution - au gré de ses intérêts.
Mohamed Lamine KABA, Expert en géopolitique de la gouvernance et de l'intégration régionale, Institut de la gouvernance, des sciences humaines et sociales, Université panafricaine
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